Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog, 1972)
Il suffira de quelques plans pour comprendre qu’Aguirre, la colère de Dieu est un film important. La caméra se promène de bas en haut, dévoilant quelques hommes perdus dans la brume. Une musique médiévale aux aspirations rock se greffe dessus et comme par enchantement une magie se dégage. La même vague poétique nous accompagnera tout au long de cette aventure coloniale démesurée. L’histoire est celle d’une expédition espagnole entreprise en 1560 et au départ composée d’un peu plus de mille aventuriers. Ils quittent la sierra péruvienne pour s’enfoncer dans la forêt vierge à la recherche d’El Dorado. Les hommes de l’expédition en viennent à souffrir, en proie à la faim et à diverses maladies. Le commandant en second, Aguirre, profite de la faiblesse générale pour désobéir aux ordres de son supérieur. Il le fait emprisonner et décide de poursuivre sa funeste expédition quoi qu’il en coute, porté par sa seule mégalomanie. Herzog est allé tourner son film en décors naturels au Pérou, risquant sa vie et celle de son opérateur selon ce qui fut rapporté par l’équipe. Une odyssée réelle aurait ainsi accompagné l’aventure fictive. Est-ce de là que provient l’aura pour le moins unique d’Aguirre ?
La mise en scène est brumeuse, enveloppée d’un nuage de folie hypnotique. Herzog allonge ses plans dans le temps avec un souci de contemplation qui pourrait facilement lasser les réticents au genre. Nous sommes loin du film d’aventure, il s’agit là de capter la démence d’une expédition, et plus particulièrement celle d’un seul homme, Aguirre, alias le génial Klaus Kinski. Conquistador raté et leader terrifiant au regard pervers, il dégage une aura unique quoique malsaine. Le personnage n’est pas sans rappeler Hitler, le film pouvant d’ailleurs être interprété comme une allégorie du IIIème Reich. La démesure d’Aguirre prendrait alors tout son sens : la dernière scène le montre seul après que tout son équipage ait été tué, fantasmant toujours sur la création d’une nouvelle race alors qu’une tribu de singes a envahi son radeau. La quête aura entraîné des milliers de mort pour finalement n’aboutir a rien. L’humour aidant (et Herzog n’en manque pas), le personnage, aussi terrifiant soit-il, en devient complètement ridicule.
Enfin, il est nécessaire de revenir sur la doctrine religieuse qui couvre également le film. Si les moines sont présents dans l’expédition, c’est bien entendu pour convertir le prétendu nouveau peuple au christianisme. La confrontation avec les tribus aborigènes fera sombrer également la religion dans le ridicule, les conquérants trouvant toujours prétexte à reconnaître de nouveaux blasphèmes. Dans son ensemble, le film fait penser à une quête du Graal (finalement toujours en accord avec le thème général de démesure). L’amazone sur lesquels s’embarquent les conquistadores est terrifiante, l’eau remue la terre a tel point qu’on la croit en ébullition. On pense au Styx, le fleuve des morts. Les mouvements de caméra agrémentent l’aura divine des éléments. Herzog alterne plans fixes et plans à l’épaule, ces derniers faisant fortement penser à de la caméra subjective. En cela, Herzog emprunterait les méthodes du film d’horreur. Simplement, utilisés dans de telles conditions, l’effet n’en demeure que plus fantastique, conférant au film une exclusivité supplémentaire. Aguirre, la colère de Dieu est une oeuvre profonde qu’on ne peut entièrement intercepter au premier visionnage. La démesure trouve certainement ici l’une de ses expressions les plus franches en cinéma. A voir.