L'Échange (Clint Eastwood, 2008)
Si je n’ai pas écrit depuis un certain temps, je n’ai pas pour autant déserté les salles ni hésité à jeter un œil dans mes revues cinématographiques habituelles. Hébété, frustré, voire littéralement choqué de voir ce que ces gens de la presse, de même que ceux de la blogosphère, osent écrire sur le dernier Eastwood. « Mollasson », « faible », voire carrément « sans inspiration » ! Que ne faut-il pas lire ou entendre ! L’Echange surprendra certes sur certains points, et notamment ce choix de revenir sur un fait divers de la fin des années 20 (reconstitution oblige) après deux drames contemporains brillamment menés (Mystic River, Million Dollar Baby) et un diptyque guerrier pour le moins audacieux (Mémoires de nos pères, Lettres d’Iwo Jima). Mais la véritable surprise est ailleurs : elle réside dans le choix de l’interprète principal. Angelina Jolie, guerrière aux formes généreuses, jette son casque et enfile un tablier. Choix audacieux, personnage ambitieux, ça sent l’oscar à plein nez. Le moindre faux pas couterait cher à la jolie Angelina. Mais ce serait mal connaître Eastwood : des faux pas, dans L’Echange, il n’y en a guère.
Retour en 1928, donc, où Christine élève seule son fils Walter dans une banlieue paisible de Los Angeles. Mais voici qu’un jour, elle rentre du travail et le jeune garçon n’est pas là pour l’attendre. Prise de panique, elle cherche dans le quartier en vain avant d’appeler, en toute normalité, la police qui la prie d’ores et déjà de réitérer son appel, n’étant apte à intervenir que 24 heures après les faits. Quelques mois plus tard, on annonce enfin à Christine que son fils a été retrouvé. A la gare, elle ne reconnaît pourtant pas Walter. Suite à l’insistance des autorités qui prennent à parti son instinct maternel mis à l’épreuve de même que la soi-disant normale transformation physique du garçon, Christine se voit obligée de prendre le jeune rescapé sous son toit, pourtant convaincue qu’il n’est pas son fils. Réitérant sa demande à la police qui s’obstine à nier l’erreur, l’héroïne s’embourbe dans un cercle vicieux. Rapidement considéré comme folle par le capitaine Jones, elle est conduite à l’asile psychiatrique…
Je n’ai jamais caché tout le bien que je pense de Clint Eastwood (pour vous en assurer, cliquez ici). L’Echange n’est rien de moins que la symbiose des deux facettes de l’auteur : celle dite « classique » et l’autre, moins souvent démontrée, dite « moderne ». Eastwood développe son histoire de la fin des années 20 et en profite pour réviser les codes, principalement visuels, du classicisme hollywoodien. Angelina Jolie, au rouge à lèvres flamboyant et au chapeau exagérément bombé, en est l’exemple même. Clint Eastwood affiche son actrice comme une star de l’époque. Ainsi sa coquetterie légèrement exagérée rappelle les Bette Davis, les Joan Crawford, les Ingrid Bergman d’autrefois. Et au-delà de la simple apparence ressuscite un personnage d’un autre temps n’ayant guère connu, ne serait-ce que les principes mêmes de l’Actors Studio. Angelina Jolie est la faible, le capitaine Jones est le méchant, John Malkovich est le bon pasteur obstiné, le lieutenant Ybarra est le bon flic. Les personnages se résument à cela sans tomber pour autant dans la caricature. En résultent de parfaits vecteurs d’émotion. Car voila, Eastwood est de ces seuls cinéastes qui parviennent encore à provoquer de vrais sentiments. Qualité d’autant plus précieuse qu’il s’obstine à rester classique. On tremble face à l’injustice, on se révolte des blessures corporelles, on pleure de désespoir. La caméra, souvent distante, laisse évoluer les personnages dans le cadre. La bonté humaniste d’Eastwood prend le dessus, toujours cet irrépressible besoin de protéger les faibles et en particulier les enfants qui parcourent son œuvre, d’Un monde parfait à Mystic River. L’image est belle, toujours hésitante entre le noir et le blanc. Chaque mouvement est fluide et lourd de sens, faisant souvent penser aux films américains de Douglas Sirk ou de Max Ophüls. Bref, c’est beau, c’est bien fait. Que faire sinon penser et s’obstiner : le classicisme au cinéma n’est pas mort, et n’a pas le droit de disparaître !
Reste, comme on l’affirmait plus haut, le Eastwood moderne, brillant tout particulièrement dans le maniement de la trame. L’Echange est bien plus qu’un portrait de femme, c’est aussi un thriller, un mélodrame et un film de procès. Simplement, ces genres ne se mêlent pas mais se succèdent ; un peu à la manière de Minuit dans le jardin du bien et du mal (1997), à la différence simplement qu’ici tout s’enchaîne plus naturellement. Le scénario de J. Michael Straczynski marche par à-coups. Ainsi, lorsque son héroïne se trouve dans l’impasse, avant même de lui porter secours, Eastwood démarre son thriller, technique qui n’entachera en rien le mélo. Au bout du tunnel, plus qu’une critique acerbe sur la police à Los Angeles, on trouve un discours philosophique proche de celui de Mystic River et une parabole on-ne-peut-plus belle sur l’espoir. D’où le choix de laisser au spectateur la possibilité de croire à un destin vis-à-vis de Christine, contrairement à ce qui se passa dans la réalité. Outre son efficacité flagrante en tant que mélodrame, L’Echange doit ainsi être considéré comme un cri d’amour au cinéma et à l’espoir qu’il fait naître. Ainsi le générique défile sur fond de paysage urbain dans lequel on distingue un cinéma diffusant It happened one night, screwball comedy de Capra avec Clark Gable et Claudette Colbert qui ne peut que faire contraste avec l’ambiance du film qui alors se termine. Clint Eastwood est passé maître. On a beau analyser ses films, c’est toujours au moment de les voir et de les vivre qu’on les comprend le mieux. Le rêve pour tout cinéphile, alchimie parfaite entre art et spectacle, L’Echange est un chef d’œuvre.